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Un silence malaisé tombe sur les deux hommes pendant que Pitt enregistre l’énormité de la révélation de l’amiral.
— Je vois à votre expression que vous êtes secoué, dit Bass.
— Le microbe de la fin du monde, répète doucement Pitt. La chose a un accent horriblement définitif.
— Vous l’avez dit, en effet. Sur le plan technique, la chose répond à une appellation biochimique impressionnante qui comprend au moins une trentaine de lettres et qu’il est impossible de prononcer. La désignation militaire, elle, était courte et bonne. Nous nous étions contentés de l’appeler « M.S. » , abréviation de Mort Subite.
— Vous en parlez au passé.
L’amiral a un geste d’impuissance.
— La force de l’habitude. Jusqu’à ce que vous découvriez le Vixen 03, je croyais que la chose n’existait plus.
— Qu’était-ce exactement ?
— « M.S. » était le dernier cri parmi les armes les plus sophistiquées : il y a trente-cinq ans, le docteur John Vetterly, microbiologiste, créa chimiquement une forme artificielle de vie capable de produire un état de fatigue pathologique qui était et est encore tout à fait inexpliqué. C’est, s’il est possible de le résumer, un agent bactériologique non identifiable capable de paralyser toute créature vivante en quelques secondes, d’interrompre les fonctions physiques vitales et de provoquer la mort en trois ou cinq minutes.
— Les gaz qui attaquent le système nerveux n’obtiennent-ils pas le même résultat ?
— Dans des conditions idéales, oui. Mais les perturbations météorologiques comme le vent, la tempête ou les températures extrêmes, peuvent diluer le dosage mortel de l’agent toxique quand il est répandu sur un vaste espace. En ce qui la concerne, au contraire, une émission de « M.S. » échappe à l’influence météorologique et provoque une épidémie locale extrêmement tenace.
— Mais nous sommes bientôt au XXIe siècle, une épidémie peut être facilement enrayée.
— Si les micro-organismes peuvent être décelés et identifiés, c’est en effet possible. Dans la majorité des cas, les méthodes de décontamination, les injections de sérums et d’antibiotiques, tiendront en échec ou mettront un terme, en effet, à une épidémie. Mais rien au monde ne peut combattre la « M.S. » lorsqu’elle a pris pied.
— Alors comment se fait-il que cette « M.S. » ait pu être chargée sur un avion en plein cœur des Etats-Unis ? demande Pitt.
— Elémentaire. L’arsenal des montagnes Rocheuses, près de Denver, a été notre première manufacture d’armes chimiques et biologiques pendant plus de vingt ans.
Pitt se tait pour permettre au vieil homme de poursuivre. Bass regarde le panorama qui s’étend à leurs pieds, mais il ne le voit pas.
— Nous sommes en mars 1954, dit-il lorsque les événements longtemps oubliés commencent à lui revenir en mémoire. La bombe H est prête à exploser au-dessus de Bikini. J’avais été désigné pour commander les essais de «— M.S. » parce que le Docteur Vetterly était financé par la Marine et que j’étais spécialiste de l’artillerie lourde. J’avais jugé logique, à l’époque, de procéder à ces essais en profitant de la diversion causée par l’explosion nucléaire. Pendant que le monde entier se préoccupait de l’événement principal, nous poursuivions dans la paix du Seigneur nos essais dans l’île de Rongelo, à 600 kilomètres au nord-est.
— Rongelo, dit lentement Pitt. La destination du Vixen 03.
Bass acquiesce.
— Un atoll de corail nu, brûlé de soleil, émergeant de la mer au milieu du néant. Les oiseaux eux-mêmes le fuient. (Bass s’arrête et change de position sur le banc.) J’avais prévu deux séries d’essais. La première au moyen d’un pulvérisateur à aérosol qui dispersait une petite quantité de « M.S. » sur l’atoll. La seconde intéressait un bâtiment de guerre, le Wisconsin. Il devait se poster à une trentaine de kilomètres et lancer par ses grosses batteries une ogive chargée de « M.S. » Cet essai n’a jamais eu lieu.
— Le commandant Vylander n’avait pas livré la marchandise, fait Pitt.
— Elle était contenue dans les canisters, dit Bass. Des projectiles de marine chargés de « M.S. ».
— Vous pouviez vous faire livrer une nouvelle cargaison.
— J’aurais pu, en effet, reconnaît l’amiral. Mais la véritable raison qui nous a fait interrompre les essais c’est ce que nous avait appris la pulvérisation à l’aérosol. Le résultat était épouvantable et il a pétrifié d’horreur ceux qui étaient dans le secret.
— A vous entendre, on dirait que l’île avait été dévastée.
— Au regard, rien n’avait changé, dit Bass d’une voix à peine perceptible. Le sable blanc des plages, les rares palmiers, tout était comme devant. Les animaux que nous avions mis dans l’île étaient tous morts, évidemment. J’avais prescrit quinze jours d’attente pour donner aux effets rémanents l’occasion de disparaître avant de permettre aux techniciens d’examiner les résultats. Le docteur Vetterly et trois de ses assistants débarquèrent sur la plage munis de vêtements protecteurs et de masques respiratoires. Dix-sept minutes plus tard ils étaient morts.
Pitt lutte pour garder son calme.
— Comment est-ce possible ?
— Le docteur Vetterly avait gravement sous-estime la puissance de sa découverte. L’effet d’autres agents meurtriers s’estompe au bout d’un certain temps. Au contraire, la « M.S. » gagne en puissance. De quelle façon le microbe a pu pénétrer les effets protecteurs des savants, cela n’a jamais pu être déterminé.
— Avez-vous ramené les corps ?
— Ils sont restés sur place, dit tristement Bass. Voyez-vous, monsieur Pitt, l’efficacité terrifiante de la « M.S. » n’est que partie de sa virulence. Sa propriété la plus épouvantable, c’est son refus de disparaître. Nous avons découvert par la suite que le bacille forme des spores super-résistants capables de pénétrer le sol – et le corail pour l’île de Rongelo – et d’y survivre presque éternellement.
— Il me semble incroyable qu’après trente-quatre ans, on ne puisse pas débarquer là-bas et en ramener les restes de Vetterly.
La voix de Bass a des accents désespérés.
— Il n’existe aucun moyen de fixer une date exacte, murmure-t-il, mais notre estimation la plus précise indique que l’on ne pourra pas mettre les pieds sur l’île de Rongelo avant trois siècles au moins.